PARTAGE DES EAUX – Michel Diaz

Extraits

… Ligne de partage des eaux, notion de géographie pure, dont la force d’évocation poétique est si belle à mes yeux que j’en attribuerais volontiers la paternité à Jules Supervielle ou à Robert Desnos…

    C’est en randonnant en Ardèche, par un lumineux matin de juillet, que je remarquai le panneau. Un vieux panneau rouillé, planté là, au bord du sentier, depuis un temps immémorial, au beau milieu de nulle part, et dont les lettres survivantes signalaient au marcheur que ses pas, montant et descendant, en fonction de la configuration du terrain, ne faisaient rien d’autre que suivre la ligne du partage des eaux. Je m’arrêtai devant ces mots que je lus, et relus, avec une émotion au moins égale à celle qui m’aurait saisi si j’avais dû y déchiffrer le nom de la vieille ville de Babylone, écrit en caractères assyriens, et promettant de m’introduire, au-delà de la porte d’Ishtar, sur les toits fameux des palais où, à l’ombre des citronniers, les siestes devaient être délicieuses.
   Je mis mon sac à dos à terre et, boussole à la main, dépliai la carte I.G.N.. Le partage des eaux y était figuré par une ligne continue de pointillés qui partageait en deux les montagnes d’Ardèche. Au sud-est, elles descendaient doucement vers la mer, la ­Méditerranée, celle des anciens Phéniciens (j’allais écrire Phéaciens). Au nord-ouest, elles s’en allaient en ondulations chaotiques vers les plateaux de Haute-Loire et les rondeurs des puys d’Auvergne, au-delà desquelles, beaucoup plus loin, s’étendent les rivages atlantiques et les falaises de la Manche, qui virent passer les Vikings portés par leurs vaisseaux à têtes de dragons. Alors que je croyais d’abord marcher sur un simple chemin de crête, je dus réaliser que j’avançais, en vérité, et tel un funambule, sur la mince corde tendue qui sépare deux mondes, et qu’il me suffisait de quitter le sentier, de faire un pas à gauche, ou d’en faire un à droite, pour me retrouver dans l’un ou dans l’autre, comme on sort par la porte-fenêtre de son séjour pour se trouver sur la terrasse, au-dessus des massifs de roses de son jardin. Délicieuse et ­extravagante impression !… Et j’imaginais Desnos écrivant :

    Il y a un moment précis dans le temps
    Où l’homme atteint le milieu exact de sa vie,
    Un fragment de seconde,
    Plus rapide que la lumière
    Où il franchit la ligne,
    Mince comme un rasoir,
    Du partage des eaux.