Antigone Trogadis - Entretiens
N&B – Entretien à propos de « Grecques » – 2014
Antigone Trogadis, vous êtes née à Montréal de parents grecs et vous avez vécu jusqu’à 6 ans au Canada. De 6 à 18 ans vous vivez en Grèce où vos parents sont revenus après la chute de la dictature des Colonels. A 18 ans, vous venez en France pour faire des études de lettres modernes à Paris IV-la Sorbonne et vous obtenez l’agrégation. Après 10 ans passés en Normandie, vous êtes depuis 2005 professeur de lettres au lycée Lapérouse d’Albi. Alors tout d’abord « Antigone », c’est trop beau pour être vrai… c’est votre vrai prénom ou un pseudonyme ?
Je ne dirai pas depuis toujours, en tous cas depuis très longtemps ! C’est lié au goût de la lecture et à la voix. Dés l’école primaire, je récitais les poèmes avec ardeur, je me souviens aujourd’hui encore de certains vers. Ma vie professionnelle a été mêlée à l’écriture, de spectacles, de chansons, dans un premier temps, puis d’articles dans différentes revues. J’ai souvent eu le besoin d’articuler la réflexion à ma pratique, d’en laisser trace et de partager. Le partage est une notion essentielle pour moi, imaginez un livre non lu !
Le roman se passe dans la Grèce de 1968, sous le régime des Colonels, que vous qualifiez d’« ubuesque ». Vous pouvez nous rappeler des aspects de cette dictature et nous dire pourquoi vous avez choisi cette période sombre de l’histoire de la Grèce ?
La Grèce des temps modernes, celle née du mouvement d’indépendance qui a émergé en 1821, n’a jamais été une réelle démocratie. Dirigé par une monarchie importée tout droit de Bavière et qui est devenue, au fil du temps, proche de Londres, le pays a assis sa fragile démocratie sur un régime parlementaire largement clientéliste, et qui fait encore les beaux jours du népotisme. Après l’Occupation, la Grèce sombre dans une guerre civile meurtrière, qui voit la défaite des communistes. Leur parti est interdit, et eux-mêmes se retrouvent au mieux fichés. Dans les années 1960, la révolte gronde, la gauche de Georges Papandréou est sur le point de remporter les élections, malgré des fraudes massives et grossières. En 1967, trop c’est trop : une poignée de hauts gradés s’emparent du pouvoir en occupant militairement Athènes à l’aube du 21 avril. Des centaines d’arrestations d’opposants (issus de tout le spectre démocratique) s’ensuivent. Déportations, actes de torture : tous les moyens sont bons pour réduire à néant la « maladie » communiste.
Pour moi qui, enfant, vivais au Canada mais qui entendais jour après jour mes parents dénoncer ce régime, la Grèce commence avec la dictature. Arrivée au pays, j’ai éprouvé une sensation d’étouffement, comme si la Grèce était la terre du danger. C’est de cette sensation qu’a éclos le roman.
L’intrigue se passe dans un petit village du Péloponnèse, Stamena, on pourrait imaginer une jolie carte postale, mais en fait on est loin du folklore et de l’attrait touristique, vous le décrivez comme « un village perdu laissé aux créatures maléfiques ». Vous écrivez également : « le cercle villageois lui parut soudain tout petit, une autre prison, une île loin de toute mer ». Qu’est-ce-qui empêche les personnages de s’épanouir dans ce village ?
Je tenais à montrer la Grèce de l’intérieur, loin de la « carte postale » que nous réservons aux touristes… Stamena est un village perdu, coincé dans un véritable cul-de-sac (le bus y fait demi-tour), fondé sur une hiérarchie sociale très pesante, et dans laquelle les femmes et les contestataires sont les grands perdants. Les habitants s’y épient les uns les autres, le poids des convenances, des rites et des coutumes écrase les individus. Pourtant, certains des personnages du roman osent penser ou agir différemment. Je songe à Anna qui fait son deuil de manière très personnelle, en communiant avec la mémoire de son père, récemment décédé, par l’intermédiaire de la littérature, et singulièrement de la poésie. Elle recopie en effet pour lui un des plus beaux poèmes de Georges Séféris. Et elle n’hésite pas à sortir du village, et à se divertir, avant que les quarante jours de deuil soient écoulés. Mais c’est plus facile pour elle qui a grandi en France, et qui est de mère française, que pour d’autres, comme Jean l’instituteur, prisonnier de ce réseau dense qu’est la société à petite échelle.
L’Eglise orthodoxe participe à cet enfermement des consciences. Quand on parle de fanatisme ou d’intégrisme religieux on ne pense pas à cette Eglise orthodoxe, qui nous est lointaine et qui bénéficie d’une image favorable avec ses popes un peu folkloriques et les belles voix graves des chants liturgiques. Ce n’est pas du tout la vision que vous en donnez…
L’Église orthodoxe grecque est une église profondément conservatrice (peut-il d’ailleurs en être autrement, je laisse cette question aux croyants… ), un vestige de l’époque glorieuse de Byzance. Ses popes ne bénéficiaient pas d’une éducation et d’une culture aussi élaborée que celle des prêtres catholiques, qui se sont retrouvé confrontés à la remise en cause issue de la Réforme. L’Église grecque se vante, de surcroît, d’avoir sauvé l’hellénisme face à l’occupant ottoman et certains membres de son clergé se sont battus aux côtés des insurgés de 1821. La religion orthodoxe est donc religion d’État, et les popes sont fonctionnaires et omniprésents dans la vie quotidienne. Etre Grec et orthodoxe est pour ainsi dire un pléonasme, malgré quelques exceptions. Cela dit, les chants sont très beaux en effet, même si la petite Ismène ne peut rien y comprendre (ils sont chantés en psalmodiant, et dans le grec de l’Evangile, soit celui du Ier siècle de notre ère, loin encore du grec moderne).
Un livre sur la Grèce, écrit par une Grecque, pourquoi est-il écrit en français ?
A cause de mon parcours très particulier, je maîtrise mieux, bien mieux le français que le grec. Si le grec est ma langue maternelle, je parle désormais en français, je lis en français et donc, tout naturellement, j’écris en français. Cela a quelque chose peut-être de contre-nature, mais je ne le regrette pas. Le français est ma seconde langue, une langue délicate, subtile et fine, et la France est devenue depuis longtemps, ma terre d’accueil et d’adoption. Mais au fond, ce qui compte vraiment, c’est le processus créatif. Ma démarche n’aurait pas été autre si j’avais écrit en grec : écrire, pour moi, c’est comme être une funambule sur une corde raide. Je cherche le mot juste et le genre adéquat – une fable poétique, dans le cas de Grecques, en essayant d’être aussi exigeante et lucide que possible envers moi-même.
Jean-Yves Drouin – Septembre 2014
Festival Europa – Revel – 2017
Grecques et L’Eternité en moins sont deux romans qui sont en quelque sorte jumeaux, mais qui sont aussi antithétiques.
Grecques met en parallèle deux personnages féminins, Ismène, une petite fille de 9 ans et une jeune femme, Anna. Toutes deux se retrouvent dans un village un peu perdu du Péloponnèse, lors de l’été 1968. La première vient y passer ses vacances auprès de sa grand-mère dans des conditions un peu confuses. La seconde, franco-grecque, vient y enterrer son père. Toutes deux seront confrontées à un univers quelque peu fermé, dont elles ne maîtrisent pas les codes. Le choc est d’autant plus violent que la Grèce vit depuis un an sous le régime dictatorial des Colonels, et que l’oppression se fait sentir partout.
D’ailleurs c’est très largement un roman sur l’oppression ou plutôt sur le sentiment d’oppression. Mais ce sentiment contraste avec le cadre du récit, la Nature méditerranéenne. Eclatante, odorante. Au fond, c’est l’amertume face à ce contraste entre la beauté du pays dans lequel j’ai grandi et la violence endémique dont il est le théâtre qui m’a beaucoup interrogée à une époque. Et comme je ne suis ni historienne, ni sociologue, ni économiste, je préfère donner à voir cette violence, la faire ressentir à travers les personnages. Mais ce n’est pas une oppression sortie de nulle part : la Grèce, une fois libérée de la domination ottomane, a connu un régime monarchique, une monarchie imposée par les puissances étrangères doublée d’un exécutif autoritaire et répressif. Une première dictature, d’inspiration mussolinienne, avait déjà sévi à partir de 1936, et les errements de la guerre civile furent le terreau de rancunes, voire de haines dont l’onde de choc a longtemps été perceptible. Ces personnages féminins vont-ils réussir à résister à cette pression plus ou moins visible, ou plus ou moins institutionnalisée (celle de l’Église, par exemple, très présente dans l’œuvre) ? C’est un des fils majeurs du roman.
Mais un peu après avoir composé Grecques, j’ai eu l’occasion de constater, au gré de mes lectures, que cette violence quasi consubstantielle à la Grèce est en fait commune à presque tout le bassin méditerranéen. C’est pourquoi dans mon deuxième roman, L’Eternité en moins, je mets en parallèle la Grèce et l’Italie, plus précisément l’Italie du Sud. C’est un roman à la chronologie plus complexe, puisqu’on y suit tour à tour ce qui semble être un journal intime, rédigé par Rosa, une Italienne obligée de se cacher en Grèce sous une fausse identité à partir de 1967 et le retour au pays de Manos, un homme qui avait émigré au Canada et qui rentre au pays en 1975, un an après la chute des Colonels. Le journal de Rosa couvre une plus large période et c’est un des plaisirs de lecteur que j’ai voulu susciter que de voir quand et comment ces deux personnages se croiseront ou même se rejoindront.
Une des différences majeures entre les deux romans est leur cadre : Grecques se situe essentiellement en province, dans un milieu rural, y compris d’un point de vue sociologique. Alors que dans L’Eternité en moins nous sommes la plupart du temps à Athènes. C’est l’Athènes de mon enfance ; comme Manos, j’y suis arrivée à la même époque. Cela induit une écriture souvent moins lyrique, du moins dans la partie « masculine » du roman. Mais c’est aussi parce que j’avais en tête ces films noirs des années 70 qui portaient sur des questions politiques et dont la syntaxe est très sèche, parce que le cinéaste met l’accent sur le fond et a besoin d’un style dépouillé. La présence de la Grèce antique dans le premier, son absence quasi totale dans le second.
J’ai quand même abordé la Grèce dans ces deux romans d’un point de vue historique, et donc – d’une certaine façon politique – en particulier dans le second où j’aborde la période de l’après-dictature, ce que les Grecs appellent la Metapolitefsi. Si le régime des Colonels a suscité l’indignation et une très forte mobilisation des citoyens en Europe, je crois que la Metapolitefsi est moins connue. Ainsi, dans L’Eternité en moins je m’interroge sur la construction démocratique dans un pays qui ne l’a pour ainsi dire jamais connue, pour ne parler que de la Grèce de l’après-indépendance. Pour porter cette interrogation, je me suis appuyée sur le personnage d’Alexis P. Le nom du personnage est réduit à une initiale parce que, encore une fois je ne prétends pas faire œuvre d’historienne. Mais Alexis P. ressemble beaucoup à « Un Homme » qui a marqué le pays à l’aube de l’instauration la démocratie.
Il y a donc de grandes différences entre ces deux romans : différences stylistiques, de contexte, spatial, notamment, la place des hommes aussi : ils sont peu à leur avantage dans Grecques, mais plus présents et parfois plus courageux que dans le premier. Mais on trouve aussi des ressemblances frappantes : le thème du deuil, par exemple, dont je me suis aperçu qu’il est fondamental dans les deux. Ce n’était pas du tout pensé de ma part, puisque j’ai beaucoup travaillé à différencier les deux récits mais un jour cette évidence m’a sauté aux yeux. Les rapports amoureux aussi, et plus particulièrement la rencontre amoureuse… Ou celui de la figure féminine solitaire. Mais ce sont des lignes souterraines qui se sont imposées d’elles-mêmes au récit, sans réelle intentionnalité de ma part ; et je préfère laisser le (re)lecteur les découvrir, celles-là et peut-être d’autres.
Antigone Trogadis – Revel, 21 juillet 2017
N&B – À propos de « Nekyia, l’évocation » – 2023
Nekyia, l’évocation est ma première incursion dans le genre autobiographique. J’y fais le récit d’une expérience intime et secrète. Intime parce qu’elle a trait à la mort de ma mère, survenue le 15 juin 1993, au terme d’un combat terriblement éprouvant qu’elle a livré contre la maladie. Secrète parce que je ne l’avais jamais racontée, à qui que ce soit, même à mes proches, avant de la consigner. J’ai toujours su qu’il faudrait la transcrire, que seul l’écrit serait à la hauteur de cette expérience intense, étrange, et littéralement bouleversante.
J’ai eu l’ambition – réussie ou non – de restituer, au travers de l’écriture, du choix des mots, et de la construction du récit, la place essentielle que cette expérience occupe dans ma mémoire et dans mon être tout entier. Pour autant, je n’ai pas cherché à « faire de la littérature », même au sens le plus noble du terme, par exemple en passant par la fiction ou en multipliant les effets stylistiques, préférant aborder le sujet de la manière la plus épurée possible. Tout au plus l’entrée en matière peut se rapprocher d’un texte poétique, la poésie étant, après tout, le genre de l’expression intime par excellence.
Je dis que Nekyia est le récit d’une expérience intime, mais en réalité, j’y transcris deux expériences. Si la première est fortement émotionnelle, la seconde est intellectuelle, puisqu’elle consiste en un retour aux sources de la langue maternelle, dans sa forme la plus ancienne. L’amour des langues, vivantes ou anciennes, est ancré en moi depuis toujours et fait partie depuis l’enfance, de mon identité et de mon histoire. Lexique, grammaire, syntaxe, prononciation, j’aime tout dans la découverte d’une langue, et toutes me semblent dignes d’être apprises et d’être respectées. Aucune cependant n’a eu sur moi l’effet du grec ancien, et c’est aussi cette émotion-là que j’ai voulu évoquer dans Nekyia. En ce sens, Nekyia est un texte qui ne se cantonne pas au récit, mais s’aventure sur le terrain de la réflexion, celle que m’a inspiré la connaissance progressive du monde de la Grèce antique, et qui a pu me surprendre, voire me contrarier plus d’une fois. Une réflexion modeste, qui ne prétend à aucune originalité, mais qui m’a permis de renouer avec ma terre d’origine bien des années après que je l’eus quittée, et de la confronter à son passé.
La forme autobiographique n’est pas celle que je privilégie d’habitude en tant qu’écrivain, préférant travailler sur la transmutation littéraire de ce qui vient de mon vécu, ou de m’inspirer du monde qui m’entoure. Mais Nekyia, l’évocation a valeur de témoignage, un parmi tant d’autres sur le deuil ; c’est le rapport à la langue maternelle qui le distingue sans doute d’autres récits portant sur ce thème. Ainsi, me semble-t-il, ce court texte allie une certaine originalité à une dimension plus universelle.
Antigone Trogadis – Albi, février 2023